9 mars 2025

La femme bateau

par Nathalie E.O.

Une course autour du monde en solitaire. À bord de son IMOCA, dans le gros temps, une jeune femme est soumise à l’épreuve de vérité : son corps résistera-t-il à l’épreuve qu’elle va lui infliger en montant en haut du mat ?

Le texte de Nathalie E.O.

Sanglé dans le fauteuil à ressorts, son corps tressaute au rythme des vagues, qui cognent la coque dans une rumeur permanente. Entre deux points radio avec l’équipe de course, elle songe, l’estomac noué, à la tâche qui l’attend.
Jusqu’à présent, son corps ne l’a pas trahie. Depuis 65 jours il est pourtant mis à rude épreuve : sommeil haché, nourriture industrielle au goût de papier mâché, froid, chaleur, humidité salée…
Elle se remémore, petite, la manière dont elle portait ce corps tel un fardeau. Ses formes massives justifiaient ce désamour qu’elle éprouvait pour ses membres épais.
Rien ne l’avait réconciliée avec sa silhouette, ni la gymnastique, ni la musique, et encore moins la danse, elle s’était désespérée en tutu…

Tout avait changé lorsqu’elle avait grimpé un jour d’été dans un optimiste, et agrippé une barre capricieuse. Les vibrations de la mer se propageaient depuis ses jambes et ses pieds comme une onde de chaleur jusqu’à  ses doigts, ses muscles, son cerveau. Son petit corps jusqu’alors disgracieux se maintenait en parfait équilibre, épousant le mouvement des vagues, sa bouche entrouverte humait la brume salée, ses cheveux s’éparpillaient dans la brise.

Née dans une enveloppe charnelle féminine, elle avait peu à peu découvert, au fur et à mesure des cours de voile puis de ses premières traversées en solitaire, que sa force, ses mains, ses mouvements, lui assuraient la maîtrise de chaque nouveau bateau essayé. Elle n’avait rien à envier à ses camarades masculins !

Aussitôt le pied posé sur une nouvelle coque, elle l’arpentait calmement, le mesurait en pas, en mains et en bras, en sentait la chair du plat de ses pieds nus. Son cerveau, guidé par l’équilibre du corps, lui indiquait le point névralgique où elle devrait se situer pour tenir le bateau. En réalité, elle lui parlait, dans un étrange langage de signes, reliée à lui par quelques bouts.

Avec l’IMOCA, ce fut le coup de foudre et elle ressentit la sensualité du long navire, sa large coque blanche, sa grand-voile majestueuse, le chuchotement de l’étrave sur l’eau. Elle fit corps avec le bateau dès les premiers essais. La puissance du vent dans sa voile gigantesque répondait au doigt et à l’œil aux impulsions de ses mains, légères comme des baisers. Mais cet amour était aussi une aventure risquée.

Le bateau se cabre soudain et la sort de sa rêverie. Heureusement, celle-ci n’a duré que quelques minutes, car il y a urgence. Aujourd’hui sonne l’heure de vérité, son corps résistera-t-il à l’épreuve qu’elle va lui infliger?

Malgré la houle, elle secoue la tête, exhale un grand jet de buée, et s’extrait du cockpit jusqu’à la plage arrière, où la cueille une brise tiède mais insistante. La grand-voile est toujours dans l’eau, où elle s’est affalée il y a maintenant 30 minutes. La  pièce de tête de la drisse s’est cassée net, et elle doit monter en haut du mat, pour la deuxième fois en 3 jours.

Elle décroche le harnais de sécurité pour l’ajuster à la minuscule balançoire dans laquelle elle va devoir se hisser à la force des bras, et commence à tirer. Pour alléger le poids de son corps, elle enserre le mat entre ses jambes, tel un singe sur un palmier. Mais la houle balance le mat qui oscille sur plusieurs mètres et l’appréhension infuse son cerveau, ralentissant ses mouvements.

Son esprit vient à son secours, l’esprit c’est la femme-bateau, celle qui la guide et la protège, qui ferme la porte sur la peur.

La femme-bateau est bienveillante et courageuse, elle lui chuchote à l’oreille des encouragements, lui raconte la sensation de victoire qu’elle éprouvera une fois arrivée là-haut, lui détaille chaque étape de la réparation à faire.

Ses mains, ses bras, ses jambes, subjugués par la douceur de la voix intérieure, se détendent et se remettent en action. Son corps est ballotté par les oscillations des vagues et heurte avec force le métal. Pourtant, petit à petit, elle s’élève dans les airs.

Enfin en surplomb de la minuscule coque du vaisseau, elle jette à peine un coup d’œil car elle sait que la peur tape fort derrière la porte. Elle inspire, s’arrime au mat, et effectue la réparation en un temps record.

L’ample balancement du haut du mat, à 28m de haut, est terrifiant, et elle se laisse glisser en rappel pour redescendre aussi vite que possible.

Engourdi par le froid et l’intensité du moment qui vient de s’écouler, son corps vacille une fois sur le pont. Machinalement, elle regagne la sécurité du fauteuil et s’attache. Son regard est flou. Son être est métamorphosé, elle a découvert le secret de son corps, de cette présence à l’intérieur. Elle se sait habitée par la femme bateau.

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : Habiter son corps
  • Proposition d’écriture : Vous ou votre personnage expérimentez une situation où vous éprouvez l’excès, de froid ou de chaud, de tension dans les muscles, peut-être de douleur, d’effort à fournir qui semble insurmontable et la peur de ce qui va survenir…
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